Les jeunes filles dans la forêt aux mille miroirs
 
 

  Un miroir reste invisible dans une forêt parce qu’il reflète les arbres. Surtout s’il est miroir, pile et face ; il les reflète alors des deux côtés.
  Dans cette forêt d’abord, on ne remarquait rien qu’un nombre prodigieux de pins, de bouleaux, de mélèzes et de genévriers. Beaucoup de jeunes filles entrèrent dans cette forêt, attirées par elles ne savaient pas quoi. Peut-être les miroirs ovales suspendus aux branches possédaient-ils un pouvoir d’aimant. Ils aimantaient les jeunes filles qui arrivaient devant eux, le visage juste à leur hauteur. Elles poussaient un léger cri en voyant s’avancer dans l’air à leur rencontre, nez à nez, une tête aux yeux noirs ou bleus. Puis elles se reconnaissaient et riaient de plaisir. Tous ces cris d’étonnement, de frayeur, de joie, se nouaient, formaient à travers les arbres et le vent un réseau de musique argentine.
  Un jeune homme qui passait par là fut attiré à son tour par l’étrangeté des sons. Il vit tous ces arbres vrais ou reflétés et ces jeunes filles au corps unique mais aux doubles têtes. Les miroirs refusaient de refléter la sienne et il en éprouva un violent dépit.
_ Pourquoi n’ai-je le droit de me voir comme elles et de m’admirer ? Je suis très beau ?
  Seul lui répondit le silence, mêlé des soupirs du vent et des cris légers des jeunes filles.
  Alors de colère il frappa un miroir de son épée, car les hommes ne peuvent guère vivre sans épée, et le miroir se brisa. Mais même à terre les débris demeurèrent invisibles. Ils continuèrent à refléter les branches et de petits morceaux de ciel, que les oiseaux prirent pour des sources et vinrent becqueter.
  Le jeune homme chercha désespérément à se voir dans les yeux des jeunes filles, mais les siens étaient si arrogants qu’elles baissaient leurs paupières et il ne voyait rien. De rage, il continua de toutes ses forces à fendre les miroirs qui se cassaient, les un après les autres, et tombaient. Il n’en resta bientôt plus qu’un seul dans la forêt. Les jeunes filles qui marchaient pieds nus cherchant partout cet unique miroir, se déchiraient la plante des pieds à tous ces éclats de verre. Et la forêt fut parcourue de traces sanglantes.
  Le jeune homme humait l’odeur très douce du sang et il écoutait la musique des cris mêlés de pleurs. Il en éprouvait un bizarre plaisir, mais il avait toujours grande envie de voir son propre visage et il se mit à chercher le dernier miroir.
<< Peut-être >> espéra-t-il, << celui-ci me reflétera.>>
  Il finit par le trouver. De nombreuses jeunes filles faisaient la queue devant ( et derrières aussi puisqu’il miroitait des deux côtés) comme auprès d’un guichet double de théâtre.
  Il est vrai que c’était un vrai théâtre que de se voir dans ce miroir. On y voyait non seulement la fraîcheur du teint, la rougeur des lèvres, le brillant du regard, la souplesse du coup, la finesse des cheveux, mais encore s’y pouvaient lire nos pensées les plus secrètes, celles dont nous n’avions pas même conscience. Et là, il y avait de quoi s’instruire ! On y apprenait des choses très étonnantes.
  Par exemple que nous avions toujours cru aimer notre grand-mère, mais en réalité nous la détestions. Que nous aurions bien voulu tuer notre petit frère au lieu de lui offrir un polichinelle articulé, le jour de sa fête. Que nous aurions voulu faire ceci plutôt que cela, etc., etc.
  C’était tellement curieux, tellement intéressant, que les jeunes filles se pressaient de plus en plus et formaient une barrière qui empêchait le jeune homme de passer.
  Dans une impatience terrible, il brandit à tour de bras son épée et trancha la tête de toutes les jeunes filles avant qu’elles n’aient eu le temps de dire ouf !
  Enjambant les corps, il s’avança près du miroir qui ne refléta qu’un rameau de pin et un fragment de ciel où traînait un brouillard.
  Hors de lui, il attacha toutes les têtes aux branches des arbres à l’aide de leurs cheveux de lin et cela lui rappela les jours où tant de ces têtes vivantes pendaient aux branches reflétées par les miroirs. Leurs paupières s’étaient rouvertes et dans leur regard vitreux il put enfin se contempler.
  Il se trouva très admirable et tout en sifflotant l’air de la grande marche d’Aïda , il sortit de la forêt.

Corinna Billes est une femme écrivain originaire de lausanne (Suisse), cette nouvelle est tirée d'un recueil intitulé  Le salon ovale aux éditions Bertil Galland.
retour à la page principale